CHAPITRE XVI
AU TUNNEL SPATIAL #438
Il fallut quatre jours au vaisseau de Magdalena pour arriver au tunnel. À une accélération de presque 2G, ce qui leur fut très désagréable. Ils restaient la plupart du temps dans leurs fauteuils, sauf Essa.
Elle parcourait tout le spacieux bâtiment. Un officier courroucé la traîna par un bras sur le pont d’observation. « Cette extraterrestre était dans la salle des machines ! » Kaufman refusa de dire qu’il était désolé. Il n’était pas responsable d’Essa.
Marbet l’avait prise sous son aile. Elle passait des heures par jour avec la fillette, à lui apprendre l’anglais. « Elle est intelligente, Lyle, et c’est l’une des personnes les moins craintives que j’ai jamais vue. Elle n’a peur de rien, sauf si sa vie est menacée à l’instant même. Elle est terriblement vulnérable. Qu’est-ce que l’on va faire d’elle ?
— Je pense que nous n’allons rien faire avec elle. Mais Magdalena, si.
— Tu sais que ce n’est pas vrai. Ce serait criminel de laisser une enfant comme cela avec Magdalena.
— Marbet, lorsque nous rentrerons dans le système solaire, j’ignore si mon faux passeport ne sera pas découvert. Je ne sais pas si l’on ne va pas m’accabler de lourdes accusations. Je ne sais même pas où nous allons habiter, ou comment je vais gagner ma vie. Tu penses vraiment qu’il serait juste de me refiler une enfant extraterrestre ?
— Non. Mais comme Magdalena l’a fait remarquer si obligeamment, c’est un sale univers. Nous devons la prendre. » Marbet fit une pause. « Ou du moins, moi, je le dois. »
Les implications de cette déclaration ne plurent pas à Kaufman. « Veux-tu dire que, lorsque nous reviendrons sur Mars, ou la Lune, ou n’importe où ailleurs, nous n’allons pas vivre ensemble ?
— Je ne dis pas cela, non. Je dis qu’il faut que tu prennes des décisions, et que tu ne le fais pas. Tu te laisses dériver, et cela te rend nerveux et désagréable. Au moins, trouve-toi quelque chose à faire sur ce vaisseau, Lyle. » Elle se retourna et sortit. Kaufman entendait Essa l’appeler du pont d’observation.
Il alla frapper à la porte de la luxueuse cabine de Magdalena. Rory, le plus âgé des gardes du corps, se prélassait là dans un fauteuil. Kaufman fit comme s’il ne le voyait pas.
« Oui ?
— C’est Lyle Kaufman. Puis-je entrer ? »
La serrure-e de la porte cliqueta.
La cabine était grande et somptueuse. Rory le suivit à l’intérieur. Magdalena, allongée sur un immense lit, écoutait un cube de musique. Elle portait sa salopette bleue, et sa chevelure noire s’étalait sur l’oreiller. Bon sang, elle avait au moins dix ans, peut-être quinze, de plus que lui, elle n’aurait pas dû faire cet effet sur lui. Ni en avoir conscience. Marbet avait raison ; il n’était pas censé.
« Je voudrais vous demander si je peux avoir accès librement à la bibliothèque de votre vaisseau, dit-il avec irritation, et si vous téléchargez régulièrement des revues scientifiques.
— Pourquoi ? demanda-t-elle en l’étudiant.
— Je veux lire les revues scientifiques des six derniers mois, si vous les avez.
— Vous pouvez comprendre les articles sur la physique ? » Elle souriait.
Il répondit d’une voix calme. Au moins, contrairement à Marbet, elle ne pouvait pas déduire ses pensées des minuscules modifications de son langage corporel. « Pas la plus grande partie des maths. Mais il y a des résumés et des conclusions, et certaines revues traduisent les innovations pour les profanes instruits.
— À quelles innovations pensez-vous ?
— Je ne sais pas. C’est justement le problème. Mais si vous voulez que je vous aide à retrouver Tom – et Laslo – j’ai besoin de savoir le plus de choses possibles sur ceux qui l’ont enlevé. C’est peut-être lié au projet sur lequel il travaille. »
Elle fronça les sourcils. « Je suis sûre que la police et les journalistes y ont déjà pensé.
— Probablement. Mais j’aimerais, malgré tout, y jeter un coup d’œil. » Pour m’occuper à quelque chose, ne dit-il pas tout haut.
« Bon. Je vais donner au système l’ordre de vous laisser entrer. Il reconnaît les empreintes rétiniennes. Mais, Lyle… il faut que vous le sachiez. Il n’y a rien de personnel dans la bibliothèque du vaisseau. Au cas où vous voudriez violer des systèmes de sécurité.
— Vos dossiers personnels ne m’intéressent pas », répliqua-t-il sèchement, et le regretta. Cela donnait une petite victoire à Magdalena. Il se força à dire : « Merci », et fut de nouveau troublé par le sourire moqueur qu’elle lui lança.
Qu’elle aille au diable.
Kaufman ne pouvait se servir du terminal dans leur chambre ; Marbet y passait trop de temps à enseigner l’anglais à Essa, allongée sur sa couchette (que l’on ne désignait pas, à cause de la fillette, comme « leur » couchette). L’accélération était plus pénible pour Marbet que pour quiconque. Elle avait vécu des années sur la Lune ; puis passé six mois sur Mars ; Monde avait 1,9 de la gravité terrienne. Marbet passait donc beaucoup de temps couchée. Kaufman, toujours plein d’énergie, s’irritait de cette constante position horizontale. Elle avait l’air paresseuse. Il savait que ce n’était pas juste de penser cela.
Le seul terminal accessible à Kaufman était celui du pont d’observation. Magdalena avait acheté le pack commercial le plus complet disponible, et l’intégra à son système dès qu’il arriva dans la région de l’espace où elle se trouvait à ce moment-là. Le Sans Merci avait apparemment traversé le tunnel spatial #438 en août, aussi la bibliothèque contenait-elle des revues et des commentaires parus avant cette date. Kaufman s’assit dans un confortable fauteuil, ses fortes mains posées sur les accoudoirs, et parla à l’ordinateur trois jours d’affilée, essayant de suivre les pensées de Thomas Capelo à travers ses articles publiés.
Il n’avait jamais suivi de cours de physique. Mais cela l’avait toujours fasciné. Et comme il avait été présent lorsque Tom formula sa découverte capitale sur la probabilité, depuis Kaufman avait suivi l’évolution de cette théorie. Son évolution, la résistance qu’elle rencontrait, les confirmations faites par d’autres scientifiques, les objections et les échappatoires – toutes les concessions mutuelles du discours scientifique.
En réalité, la théorie du professeur Thomas Capelo avait fasciné tout le système solaire, même ceux qui ignoraient la différence entre un proton et une protéine. Les gens savaient qu’elle avait, mystérieusement, produit les faisceaux disrupteurs qui permettaient aux vaisseaux faucheurs d’échapper aux armes humaines de faisceaux de particules. Plus important encore, elle avait produit l’Artefact Protecteur qui empêchait l’ennemi de griller le système solaire.
Cette dernière croyance n’était pas exacte, Kaufman le savait. L’artefact agissait sans que les humains comprennent ou non la science qui le sous-tendait Capelo avait expliqué pourquoi il fonctionnait, mais cela avait moins intéressé le Conseil de l’Alliance solaire que le fait qu’il fonctionnait. Les soldats n’étaient ni physiciens ni même ingénieurs. Ils avaient voulu que Capelo découvre ce que provoquait chaque réglage de l’artefact. Il l’avait fait. Mais il avait aussi découvert pourquoi.
Autant que Kaufman pouvait le comprendre, Capelo avait justifié, mathématiquement et par une modélisation, l’existence d’une particule qu’il avait appelée « probon ». Chaque probon, comme toutes les particules fondamentales, était composé de minuscules fils vibrants, et chacun était une traînée de probabilités. Il existait au niveau quantique, dans la frénésie tourbillonnante et bouillonnante qu’est le quantum, où les particules sont constamment déviées de leur route, constamment désassemblées et reformées, surgissant constamment de l’énergie du vide pour disparaître de nouveau.
Le probon était une particule messagère, tout comme les gravitons étaient les messagers de la gravité et les gluons de la force forte. Le message que portait le probon, la force qu’il transmettait, c’était la probabilité. Dans l’univers, tel que la physique humaine le connaissait, la probabilité décrétait que le chemin pris par un objet était la moyenne de tous les chemins, celui résultant des amplitudes de la fonction d’onde au carré, celui que la gravité déformée par la masse transforme en chemin de moindre résistance. La masse disait à l’espace comment il devait se courber ; l’espace disait à la masse comment se déplacer.
Mais, en réalité, comme les physiciens le savaient depuis deux siècles, une particule empruntait tous les chemins possibles. Un faisceau de protons, tiré depuis un vaisseau de guerre, voyageait droit jusqu’à sa cible, voyageait obliquement jusqu’à sa cible, l’atteignait en faisant d’abord un détour par la galaxie d’Andromède. Tous les chemins possibles. Y compris au travers des six dimensions enroulées de l’espace, les minuscules espaces de Calabi-Yau. Le faisceau protonique traversait les dimensions de Calabi-Yau un nombre incalculable de fois, parce que celles-ci étaient si minuscules, en revenant chaque fois à son point de départ. Mais, en fin de compte, la moyenne de tous ces parcours tortueux était l’intégrale de la somme des chemins de moindre résistance, parce que c’est la force que les probons portaient et qu’elle opérait partout, tout comme les gravitons faisaient opérer la gravité en tous lieux.
De grosses masses pouvaient gauchir la gravité, parfois à l’extrême, ce qui expliquait l’existence des trous noirs. L’Artefact Protecteur, cet étrange vestige d’une race inimaginable, faussait la probabilité.
L’artefact concentrait les probons, décochait un énorme nombre d’entre eux en un flot reçu de particules, tout comme un laser concentrait et décochait des photons. L’artefact gauchissait donc la probabilité, de la même manière qu’une immense masse gauchissait la gravité. L’énergie pour faire cela était certainement disponible ; l’intensité de la force transmise par une particule messagère était inversement proportionnelle à la tension subie par ses fils, et Capelo avait assez bien calculé la basse tension nécessaire au probon, sans parler de l’énergie contenue dans les protons. Toute l’énergie de ces minuscules fils vibrants causait un chemin différent, de basse probabilité, mais pas réduite à zéro, dans des circonstances « normales », et alors de probabilité à cent pour cent. Aussi le faisceau protonique n’entrait pas dans sa cible, mais dans l’un des six espaces de Calabi-Yau, les dimensions recourbées de l’univers.
Une fois qu’il était là, il ne pouvait pas se contenter de perdre toute cette énergie ; la loi de conversation de l’énergie ne le permettait pas. Aussi celle-ci, apportée dans une dimension de Calabi-Yau, énergie qui n’y était pas avant, faisait quelque chose d’autre. Elle produisait un effondrement transitionnel de l’espace fluctuant, changeant la forme de cette minuscule dimension recourbée en une autre. Sans affecter du tout notre univers plus vaste, à trois dimensions étendues. L’énergie commençait par faire une minuscule déchirure, et pour la réparer, l’espace de Calabi-Yau adoptait une forme différente, et les mathématiciens avaient su que cela était possible quasiment depuis qu’ils connaissaient les formes des Calabi-Yau. On appelait ce processus, un effondrement transitionnel.
L’énorme énergie nécessaire pour altérer le chemin probable du faisceau, pour changer la vibration de ses fils, égalait exactement l’énergie nette des probons plus lourds moins celle perdue dans l’agitation du quantum. La nouvelle énergie vibrationnelle égalait exactement celle nécessaire pour effectuer un effondrement transitionnel de l’espace changeant dans une dimension Calabi-Yau ayant une certaine configuration probable. Une partie de la dimension était dépliée, puis repliée sous une forme subtilement différente, comme on replie un morceau d’un origami complexe. Toutes les équations s’équilibraient, amenées de l’une à l’autre avec une justesse naturelle.
Mais tout cela avait un prix.
Lorsque l’espace de Calabi-Yau évoluait au travers de la déchirure, cela affectait les valeurs précises des masses de particules individuelles – les énergies dans leurs fils. Les minuscules fils vibrants qui fabriquaient, disons, un faisceau protonique, toujours traînées de probabilité, vibraient maintenant selon une résonance différente. En réalité, il avait cessé d’être protonique, et était devenu un faisceau d’autres particules inconnues. C’était possible parce que la matière elle-même, au niveau le plus profond, était une manifestation des probabilités. Celles-ci avaient été modifiées.
Lorsqu’on appliquait les équations au grand univers à trois dimensions, le prix devenait effroyable.
L’énergie de la probabilité concentrée par deux artefacts était immense. Suffisante pour faire à l’univers à trois dimensions ce que de plus petites quantités faisaient, encore et encore, aux petites dimensions recourbées de l’univers : effectuer un effondrement transitionnel de l’espace-changeant en une forme différente. De la même manière qu’elle le faisait dans les dimensions minuscules, en commençant par déchirer le tissu de l’espace-temps.
Mais dans les dimensions minuscules, c’était une minuscule déchirure, facilement réparée par l’énergie se déversant, en même temps, à partir de l’événement tout entier altérant la probabilité. Dans le grand univers à trois dimensions, il n’y avait pas assez d’énergie. La « déchirure » s’étendrait, et toute la forme dimensionnelle de l’univers – en ce moment, une hypersphère inoffensive s’étendant sur quinze milliards d’années-lumière avant de s’enrouler sur lui-même – subirait un effondrement transitionnel modifiant sa topologie.
Les structures vibrationnelles des fils qui formaient l’espace-temps dépendaient étroitement de la forme des dimensions dans lesquelles elles vibraient. Non pas de la dimension, mais de la forme. Si les trois dimensions étendues de l’univers subissaient un effondrement transitionnel, ses fils vibreraient selon différents modèles, engendrant différentes particules fondamentales. L’espace-temps lui-même serait différent, la perturbation de son tissu s’étendant à la vitesse de la lumière.
Et toute chose vivante de l’univers – les humains et les Faucheurs, les bactéries et les virus, et les éléphants génétiquement recréés, mourraient.
Cela Kaufman le comprenait, au moins superficiellement. Maintenant, il essayait de suivre le travail qui avait été mené par Capelo et d’autres, sur les équations de la probabilité et leurs implications. Il cherchait quelque chose, peu importe quoi, qui pouvait pousser quelqu’un à kidnapper le professeur Thomas Capelo. À empêcher Capelo de travailler sur une idée spécifique, ou de la publier, ou autre chose. N’importe quoi.
Kaufman ne trouva rien.
Tout ce qu’il pouvait discerner dans la masse des équations et la prose difficile des revues, ou des spéculations fébriles, dramatisées, de la presse populaire, c’était qu’il y avait un immense trou dans la théorie de Capelo. Il ne concernait pas l’enchevêtrement quantique au niveau macro. C’était l’idée plus acceptée de la façon dont fonctionnaient les tunnels spatiaux, et Capelo avait lié la probabilité, en tant que cinquième force universelle, à l’enchevêtrement quantique. Certains physiciens y voyaient comme une faille si fondamentale qu’elle invalidait toute la théorie de Capelo. D’autres y voyaient simplement un blanc qui serait comblé lorsque la théorie serait complétée et peaufinée. Capelo lui-même, dans l’unique interview présente dans la bibliothèque de Magdalena, semblait n’y voir ni l’un ni l’autre.
Kaufman tressaillit un peu en voyant ce mince visage foncé, avec son inévitable expression irritée, apparaître sur le terminal. Capelo n’avait jamais supporté les imbéciles. Il disait que oui, l’enchevêtrement du quantum n’avait pas été expliqué. Non, il ne pensait pas que cela invalidait sa théorie. Non, il ne pensait pas l’avoir publiée prématurément, disant que le général Stefanak lui ordonnait de le faire, et tous les membres de la communauté scientifique savaient combien était profonde la compréhension de la physique par les militaires.
Kaufman sourit, malgré lui. Le même vieux Tom.
Mais Kaufman ne voyait toujours pas pourquoi Capelo avait été enlevé. Peut-être, comme Stefanak l’avait proclamé, était-ce Vivre Maintenant qui avait cherché à attribuer au régime de Stefanak quelque chose d’important et qui éveillerait de fortes émotions.
Peut-être était-ce l’inverse.
Peut-être était-ce une tentative de rançon qui avait avorté à mi-chemin.
Peut-être Tom était-il déjà mort, comme Stefanak.
Kaufman n’était arrivé nulle part et avait perdu trois jours pour rien. Mais alors, qu’aurait-il dû faire d’autre ?
« Lyle ! » cria une voix dans la coursive. Celle de Marbet. « Lyle, viens vite ! »
Marbet ne criait jamais. Kaufman se leva précipitamment de son fauteuil, en dépit de la gravité et courut maladroitement vers leur cabine.
Elle avait passé beaucoup trop de temps couchée sur son lit, pensa Magdalena. La gravité n’était pas en cause. Elle pouvait la supporter, et savait s’y prendre avec ses passagers ridicules, ainsi que manipuler McChesney et, dans le système de Caligula, ce bâtard d’Hofsetter. Ce que Magdalena avait dû mal à gérer, c’était la peur.
Et si elle n’arrivait pas à retrouver Laslo ? Deux personnes pouvaient l’en empêcher : l’amiral Pierce et Laslo lui-même.
Elle ne s’était pas attendu à l’assassinat de Stefanak. Son erreur avait été de surestimer sa mainmise sur le pouvoir. Elle ne savait comment, Stefanak s’était fichu dedans, où une brute comme Pierce n’aurait pas été capable de réussir son coup. Elle, Magdalena, aurait dû prévoir cette possibilité, aurait dû empêcher que cela se produise. C’était vraiment de sa faute. Et Pierce était capable de séquestrer Laslo quelque part pendant très longtemps, juste pour obliger Magdalena à ramper, à se conduire de façon stupide et à céder du territoire, elle qui, autrement n’aurait jamais abdiqué face à un trou du cul comme ce Pierce. Bien, si elle devait ramper, elle le ferait. Simplement, ne pas laisser Pierce la garder comme cela pendant des années.
Son autre crainte, c’était Laslo. Magdalena pouvait aisément imaginer un scénario dans lequel les assistants auxquels Stefanak se fiaient le plus puissent paniquer, immédiatement après l’assassinat. Ils se seraient débarrassés de tout ce qui n’était pas essentiel, y compris Laslo. Et Laslo pouvait alors se cacher, loin du contrôle de sa mère, dont il avait si désespérément besoin, mais qu’il était trop faible pour accepter. Cela lui prendrait des années pour le retrouver, s’il avait eu le temps de tirer des sommes importantes de son compte ou de celui de son père, et de se préparer une cachette. Pendant qu’elle revenait dans le système solaire, du fin fond de la galaxie.
Mais cette fuite avait été nécessaire. La première ruée du pouvoir d’un nouveau tyran était toujours la période la plus confuse, la plus dangereuse. Pierce aurait facilement pu la faire disparaître. Maintenant, qu’il devait découvrir les limites de sa portée, et que ses contacts avaient une meilleure appréhension de la situation, elle avait plus de chance d’en jouer afin qu’il ne puisse pas la tuer sans que le public le sache.
Mais Laslo…
Elle devait arrêter ça. Ruminer ne résoudrait jamais rien. Magdalena méprisait ceux qui ressassaient la même chose ; c’était de la faiblesse. L’action était la seule chose qui forçait l’univers à se soumettre. Trop de gens comprenaient cela – quoique, assez bizarrement, parmi eux, il y avait cet ignorant de Kaufman qui, sans cela, était un sérieux joueur.
Magdalena balança ses longues jambes contre la gravité et quitta le lit. Elle se redressa et entendit quelqu’un crier.
Aussitôt, Rory, qui était dans la coursive, avait ouvert sa porte et tiré son arme. « Non, je vais bien, Rory. C’est Marbet Grant. Venez avec moi ! »
Aussi rapidement que ses jambes lourdes le lui permettaient, Magdalena s’engagea dans la coursive. La porte de la cabine des couchettes était ouverte et Lyle Kaufman la franchissait déjà comme une flèche, en réponse au cri de la Grant : « Lyle, viens vite ! »
Magdalena entra dans la pièce derrière Rory, qui la couvrait. Mais il n’y avait rien contre quoi la protéger, seulement l’enfant extraterrestre couchée par terre, qui tenait sa tête dans ses mains.
« Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qu’elle a ? » demanda Magdalena. Personne ne lui répondit.
« Cela a commencé il y a environ une demi-heure, dit rapidement Marbet à Kaufman. Nous sommes à combien du tunnel ?
— Environ une heure. Marbet, comment peux-tu en être sûre ?
— C’est facile », répondit Marbet sèchement. Elle s’agenouilla sur le sol, près d’Essa, la souleva pour la prendre dans ses bras en lui murmurant quelque chose en mondien. « Regarde. Je viens de lui dire qu’elle est Essa, à bord d’un navire volant en métal, dans l’espace, que je suis Marbet… regarde. »
Tandis que Marbet lui murmurait quelque chose, le visage de l’extraterrestre cessa de se tordre. Les vilains plissements de sa tête chauve s’aplanirent. Elle s’accrochait à Marbet en l’écoutant, mais ne semblait plus souffrir.
« Maintenant, regarde cela…, dit la Sensitive, oh, mon Dieu, j’ai horreur de faire cela, mais tu as besoin de le voir ! »
Elle se remit à parler en mondien. L’enfant regarda Marbet d’un air consterné, et son crâne recommença à se plisser. En trente secondes, elle serra sa tête dans ses mains, souffrant visiblement.
« Je lui ai dit que nous revenions vers Monde, expliqua rapidement Marbet à Kaufman, que toi et moi nous nous détestions, que les fleurs ne sont pas importantes durant une transaction. Et regarde.
— Regarder quoi ? » demanda Magdalena, mais les deux autres continuèrent à ignorer sa présence. Elle sentit son visage se durcir. Comment osaient-ils prétendre qu’elle n’était pas là ?
Kaufman dit d’une voix étrange : « Je ne vois toujours pas comment cela peut arriver. La réalité partagée existe seulement en présente de l’artefact. Dans le champ qu’il générait autour de Monde.
— Oui, dit Marbet. Oui. »
Kaufman se figea. « McChesney.
— Trié sur le volet par Stefanak pour le projet du Faucheur, dit Marbet. Comment a-t-on pu te faire confiance pour cela ? Et il est toujours là.
— L’Alan B. Shepard s’est arrimé au Murasaki pour embarquer des provisions. J’étais dans la prison, mais un enseigne me l’a dit. Arrimé de ce côté du tunnel.
— Et McChesney est toujours là ! »
Tous deux se regardèrent jusqu’à ce qu’Essa gémisse. Marbet pencha la tête vers l’enfant et lui parla d’une voix apaisante.
Magdalena dit d’une voix tendue : « Kaufman, qu’est-ce que vous baragouinez tous les deux ? Qu’est-ce qui ne va pas avec cette gamine ?
— Elle est en train de vivre la réalité partagée. De nouveau.
— Et alors ? Qu’est-ce que cela signifie ? »
Pour la première fois, Kaufman regarda Magdalena. Elle comprit à ses yeux qu’il était en train de calculer quelque chose. Lorsqu’il parla, ce fut d’une manière très posée : une somme totalisée et aboutie.
« Cela signifie que Essa est de nouveau en présence du champ de probabilité dans lequel elle avait passé sa vie. Cela signifie que Dieter Gruber avait raison lorsqu’il élabora sa délirante théorie de l’évolution du cerveau. Cela signifie que l’Artefact Protecteur n’est pas caché quelque part dans le système solaire, sous le contrôle de Stefanak ou de Pierce.
« L’artefact est là, à bord du Murasaki. »